À l'heure où Madagascar célèbre ses 64 ans d'indépendance, il est crucial de revisiter l'histoire de notre colonisation et de ses principaux acteurs. Parmi eux, Joseph Simon Gallieni occupe une place particulière, souvent présenté par l'historiographie coloniale comme un administrateur éclairé. Mais quel fut réellement l'impact de son action sur notre pays et notre peuple ?
Né en 1849 à Saint-Béat, en France, Gallieni a fait carrière dans l'armée coloniale française avant d'être nommé gouverneur général de Madagascar en 1896. Son arrivée marque le début d'une période de profonds bouleversements pour notre île. La première action de Gallieni fut l'exil forcé de la reine Ranavalona III, mettant fin à la monarchie merina qui avait dirigé une grande partie de l'île pendant près d'un siècle. Cet acte, loin d'être simplement administratif, a représenté une rupture brutale avec notre histoire et nos traditions politiques. Gallieni a cherché à imposer un nouvel ordre, en instaurant des structures administratives coloniales qui déstabilisaient et remplaçaient les systèmes traditionnels de gouvernance.
La "pacification" menée par Gallieni, terme euphémistique pour désigner la répression des mouvements de résistance, a été particulièrement violente. Les insurgés Menalamba, qui luttaient pour préserver l'indépendance de notre pays, ont été écrasés sans pitié. Des villages entiers ont été incendiés, des populations déplacées, et de nombreux leaders de la résistance exécutés. Cette politique de répression systématique a semé la terreur et la désolation parmi les populations locales, forçant beaucoup à se soumettre par crainte des représailles. Gallieni a mis en place un système administratif colonial rigide, divisant l'île en cercles militaires puis en provinces. Cette réorganisation, présentée comme une modernisation, a en réalité déstructuré nos modes traditionnels de gouvernance et imposé une hiérarchie coloniale stricte où les Malgaches étaient systématiquement subordonnés aux colons français.
Sur le plan économique, la politique de Gallieni a favorisé l'exploitation intensive des ressources naturelles de l'île au profit de la métropole. Les concessions accordées aux entreprises françaises ont souvent conduit à l'expropriation des paysans malgaches de leurs terres ancestrales. Le travail forcé, bien que non officiellement reconnu, était largement pratiqué pour la réalisation des grands travaux d'infrastructure. Les projets de construction, tels que les chemins de fer et les routes, étaient destinés à faciliter l'extraction et le transport des richesses naturelles vers les ports pour l'exportation. Cela a non seulement transformé le paysage économique de Madagascar, mais a également engendré des souffrances et des privations considérables pour la population locale, forcée de travailler dans des conditions souvent inhumaines.
L'éducation, souvent citée comme l'un des aspects positifs de l'action de Gallieni, mérite un examen critique. Si effectivement le nombre d'écoles a augmenté, le contenu de l'enseignement visait principalement à former des auxiliaires dociles de l'administration coloniale. L'histoire et la culture malgaches étaient largement ignorées au profit d'un curriculum centré sur la France et ses "bienfaits civilisateurs". Les élèves étaient endoctrinés pour admirer la culture française et minimiser leur propre héritage culturel. Cette politique éducative a engendré une élite locale déconnectée de ses racines et des réalités de la majorité de la population, perpétuant ainsi une forme subtile de domination culturelle.
Dans le domaine sanitaire, les efforts déployés pour lutter contre les épidémies et améliorer la santé publique sont indéniables. Cependant, ces actions s'inscrivaient dans une logique de contrôle des populations et de protection de la main-d'œuvre nécessaire à l'économie coloniale, plutôt que dans un véritable souci humanitaire. Les campagnes de vaccination et les programmes de santé publique visaient principalement à maintenir une force de travail en bonne santé pour les plantations et les mines, plutôt qu'à améliorer globalement le bien-être de la population malgache.
La politique linguistique de Gallieni, imposant le français comme langue d'administration et d'enseignement, a contribué à marginaliser nos langues locales et à créer une élite coupée de ses racines culturelles. L'imposition du français a eu des conséquences profondes sur l'identité culturelle et la cohésion sociale de Madagascar. Les générations formées sous ce régime se trouvaient souvent en porte-à-faux avec leurs traditions et leurs familles, créant un fossé culturel et social qui perdure encore aujourd'hui. Il serait injuste de nier que certaines des infrastructures mises en place sous l'administration de Gallieni (routes, chemins de fer, ports) ont bénéficié au développement ultérieur de Madagascar. Cependant, ces réalisations doivent être replacées dans leur contexte : elles visaient avant tout à faciliter l'exploitation économique de l'île et le contrôle militaire du territoire.
Aujourd'hui, plus d'un siècle après le départ de Gallieni de Madagascar en 1905, son héritage reste profondément ambivalent. Si certains continuent à le présenter comme un administrateur colonial "éclairé", de nombreux historiens malgaches soulignent les aspects sombres de son action : la violence de la répression, le démantèlement des structures sociales traditionnelles, l'exploitation économique intensive. Les conséquences de ses politiques se font encore sentir aujourd'hui, dans la structure sociale, économique et politique de Madagascar. Les infrastructures qu'il a contribué à développer servent encore, mais elles sont aussi le rappel constant de l'exploitation et de la domination coloniales.
La figure de Gallieni cristallise les contradictions du système colonial français. Son action a profondément marqué l'histoire de notre pays, laissant des traces encore visibles dans notre organisation administrative, notre système éducatif et nos infrastructures. Mais elle a aussi laissé des cicatrices profondes dans la mémoire collective malgache. La répression brutale des mouvements de résistance a laissé un traumatisme durable, et les politiques de développement économique ont souvent profité aux colons au détriment des populations locales. Gallieni a mis en place un système qui favorisait les intérêts de la métropole, souvent au détriment du développement et du bien-être de Madagascar.
À l'heure où notre pays s'efforce de construire son avenir en s'appuyant sur ses propres forces et sa riche culture, il est essentiel de porter un regard lucide sur cette période de notre histoire. Ni démon ni héros, Joseph Simon Gallieni fut avant tout l'instrument d'une politique coloniale dont les conséquences se font encore sentir aujourd'hui. La décolonisation et la construction d'une identité nationale forte nécessitent une compréhension claire des erreurs du passé et des leçons à en tirer. Les actions de Gallieni doivent être analysées non seulement à travers les réussites infrastructurelles, mais aussi à travers les souffrances et les injustices qu'elles ont causées.
Comprendre son action et son impact, c'est aussi mieux saisir les défis auxquels notre nation fait face dans sa quête d'un développement véritablement autonome et respectueux de notre identité. C'est également l'occasion de réaffirmer notre attachement à notre souveraineté si chèrement acquise et notre détermination à écrire notre propre histoire. En revisitant cette période, nous pouvons mieux apprécier les efforts de nos ancêtres pour résister et préserver notre culture. Nous pouvons aussi mieux comprendre les défis actuels liés à la gestion des infrastructures héritées de cette époque et à la reconstruction d'un système éducatif et administratif qui serve réellement les intérêts de Madagascar.
En fin de compte, le bilan de l'action de Gallieni est complexe et ambivalent. Il a laissé des traces durables dans notre pays, à la fois positives et négatives. Ses réalisations en matière d'infrastructures et de santé publique sont incontestables, mais elles doivent être vues dans le contexte plus large de l'exploitation coloniale et de la répression. En reconnaissant à la fois les apports et les torts de cette période, nous pouvons nous engager plus résolument sur la voie de l'indépendance réelle et du développement durable, en nous appuyant sur notre riche patrimoine culturel et en apprenant des erreurs du passé pour construire un avenir meilleur pour toutes les générations de Malgaches.